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Beeblog version française | suite épisode 1


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Episode 1, deuxième partie

Le café au coin de la Singerstrasse et de la Blutgasse, proche de la Stephanplatz était devenu un endroit très couru en fin d’après-midi. Chaque nouvel arrivant était accueilli par le brouhaha des conversations animées et des éclats de rire. Ce samedi, un homme était assis derrière une des larges fenêtres et sirotait un café noir. Pourtant habitué du lieu, il maintenait son journal de façon à admirer les façades imposantes de l’artère principale; la circulation était dense à cette heure de la journée. Il put donc observer un attelage s’arrêter en face, de l’autre côté de la rue. Il eut ainsi la confirmation que Joseph Hartl, Edler von Luchsenstein, était resté à Vienne et avait rejoint sa majestueuse résidence à 16h35. Une heure plus tard, un jeune apprenti sonnait à la porte du n° 895 et livrait une imposante boîte à chapeau accompagnée d’un petit paquet assorti.

Ce soir-là, von Hartl dîna tôt avant de se retirer dans son bureau pour lire. Herr Steiner le rejoignit discrètement peu après huit heures et les deux hommes s’embrassèrent comme de vieux amis. Le temps avait gommé leurs différences.

Joseph Hartl était le fils d’un homme d’affaires prospère, conseiller auprès du tribunal de commerce, qui avait son enseigne sur le Graben, une des artères les plus prestigieuses du centre de Vienne. Joseph n’avait pas voulu suivre les traces de son père. Préférant tout de suite servir l’Etat, il fut nommé agent de la cour impériale et travailla à la Direction des Finances. Mais le sens des affaires était dans ses veines : son don pour les mathématiques et pour flairer les opportunités lui permirent alors d’utiliser cette position à son avantage. Sa carrière prit un essor considérable lorsqu’au début de 1799, grâce à l’intervention d’un protecteur haut placé, l’Empereur Franz II lui attribua le titre de noblesse de Edler von Luchsenstein. Son secrétaire actuel se demandait encore comment tout ceci avait pu se produire.

Von Hartl avait scellé des liens étroits avec Steiner à l’époque où il suivait de près le développement d’une nouvelle technique d’impression appelée lithographie, dont on lui avait exposé le potentiel. Cette grande et belle invention s’avèrerait au fil du temps beaucoup plus rentable que la technique de gravure sur cuivre, et une révolution dans le monde de l’imprimerie. En 1800 il réussit à convaincre les autorités impériales de lui accorder une licence ainsi que toutes les autorisations nécessaires pour développer en exclusivité l’utilisation du procédé lithographique en Autriche. Avec Alois Senefeld, l’inventeur du procédé, ils montèrent alors la Chemische Drukkerey (Société d’Impression Chimique). Anton Steiner, qui était encore son secrétaire particulier, en devint le directeur général. Grâce à l’aide généreuse de von Hartl, ce dernier racheta la société en 1804. Lorsque Sigmund Anton Steiner devint citoyen viennois à part entière, la société prit le nom de S.A. Steiner.

Les deux hommes s’étaient entraidés à de nombreuses reprises et savaient ce qu’ils se devaient mutuellement. Ils se respectaient et reconnaissaient les compétences de chacun. Ils avaient aussi institué ces réunions discrètes pour des échanges importants qu’ils préféraient confidentiels. Mais la visite de Steiner ce soir-là pouvait sembler normale dans le contexte des événements dramatiques qui avaient eu lieu trois jours plus tôt. D’ailleurs ils seraient évidemment au menu de leurs conversations, parmi d’autres sujets tout aussi importants entre eux, jusqu’à très tard dans la nuit.

Le lendemain, un dimanche matin au ciel couvert, Joseph von Hartl profitait du calme dans ses quartiers privés. Il pouvait percevoir les bruits étouffés émergeant les uns après les autres des heures paisibles de la nuit, puis des portes s’ouvrir à divers endroits de la maison et sa famille entamer des allers et venues pour se préparer à aller à la messe. Il avait encore une heure devant lui mais il était temps de s’habiller et il sonna son valet de chambre.

Ayant choisi un costume de toile légère, von Hartl se contempla devant un large miroir tout en observant les gestes du valet de chambre qui lissait sa redingote avant de l’ajuster avec précautions. Von Hartl avait plus de soixante ans et n’avait jamais été très beau. Aussi compensait-il en dépensant des sommes extravagantes pour les étoffes les plus raffinées qu’il confiait aux couturiers les plus réputés. Il savait où et quand afficher son succès, dosant ses effets avec le plus grand soin; sa garde-robe lui permettait d’être parfait en toutes circonstances

« Monsieur, votre commande d’un nouveau chapeau et d’une paire de gants a été livrée hier. Souhaitez-vous les voir ? »

Von Hartl venait d’accrocher sa montre à gousset et se dirigeait vers un petit déjeuner servi dans sa chambre où l’attendaient ces petites pâtisseries typiquement viennoises auxquelles il pouvait difficilement résister.

Ce soir, la veille de la Nativité de Saint Jean-Baptiste, son épouse et lui devaient se rendre à la cathédrale Saint Stephan pour la messe de Vigile. En catholique dévôt, il y aurait assisté où qu’il se fut trouvé ce soir-là, mais la présence de l’archevêque transformait cette messe à Vienne en événement mondain. Aussi von Hartl avait expressément commandé un chapeau et des gants assortis à une redingote gris sombre et un costume en pashmina d’une délicate nuance de gris argenté qui seraient parfaits pour l’occasion.

Il abandonna son gâteau avec regrets. « Vous pouvez les déballer Heinrich, je vais les essayer ». Le chapeau haut de forme complétait idéalement l’ensemble ; il s’arrêta quelques instants pour en admirer la facture admirable et brossa le coussin pour apprécier la qualité des finitions si caractéristiques de la signature du chapelier. Von Hartl glissa alors une main dans un fin gant argenté, ajustant le cuir d’une finesse et d’une souplesse exceptionnelles autour de chacun de ses doigts, puis sur l’autre main, avec la même précision, appréciant à chaque mouvement la qualité du travail de l’artisan.

« Tout ceci sera parfait pour ce soir » dit-il en remettant les précieux objets au valet de chambre qui se retira, chargé de les réserver pour la soirée. Les dames n’étant pas encore prêtes, il avait encore 25 minutes et retourna vers le plateau de pâtisseries.

Le lendemain serait le 24 juin, un lundi. Le jour de la Nativité de Saint Jean-Baptiste, six mois avant Noël. Son épouse Elizabeth assisterait certainement à la célébration. C’était le début de l’été mais les jours commenceraient déjà à raccourcir. Il quitterait Vienne tôt lundi afin de pouvoir rentrer avant le crépuscule le lendemain, ce qui lui laisserait assez de temps pour régler un conflit à l’Institut, et faire un tour à l’usine de tissage de coton sur le chemin du retour. Encore 191 jours avant La fin de l’année, 66 jours avant la célébration de la mort de St Jean. Quelle heure était-il ?  Les chiffres commençaient à danser fiévreusement devant ses yeux, puis sur les rideaux, s’en allaient se promener sur les murs auréolés de lumière, et s’arrêtaient en hauteur sur le grand tableau face à lui. Joseph von Hartl Edler von Luchsentein essayait tant bien que mal de reprendre mentalement l’organisation de la semaine à venir lorsque son pouls s’accéléra. Il devait rejoindre sa famille dans le hall mais en se levant ses jambes faiblirent, sa vision devint floue et son costume lui parut très étroit. Il fut soudain submergé par une très grande colère, et une vague de nausée. Des contractions martelaient ses tempes. Il suffoquait. Incapable de penser ou s’orienter, il prit sa tête entre les mains. Puis s’écroula soudain sur le sol, dans un bruit sourd.

Son épouse ne prit conscience du retard de son mari qu’au bout de quinze longues minutes. Quand Heinrich hurla que son maître ne se sentait pas bien, elle fit appeler un médecin. Son mari fut allongé dans un sofa, plus mort que vivant. Les dames coururent à l’église prier pour sa guérison mais dix minutes après, lors que le médecin arriva, Joseph von Hartl était mort dans sa résidence, seul.

Le constat de décès mentionne ‘Nerven Shlag’, la qualification que le corps médical allemand attribuait à ces douleurs brutales, sans signe annonciateur si ce n’est un tempérament facilement irritable. Sans doute fut-ce une atteinte cérébrale subite due à un choc massif du système nerveux.


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