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Beeblog version française | épisode 1


Retour à l’introduction

 

Episode 1, première partie

Le centre de Vienne s’éveillait et son activité matinale commençait à résonner crescendo sur les pavés. Lançant un coup d’œil impatient à l’horloge sur la cheminée, Joseph von Hartl s’éloigna vivement de la fenêtre d’où il observait la Singerstrasse s’animer: en ce samedi 22 juin, Ebersberg était en retard pour lui apporter ses journaux. Le jeune homme sérieux et appliqué n’avait pourtant en deux ans jamais dérogé à ce rituel. Joseph von Hartl ne pouvait supporter sans irritation qu’un imprévu vienne perturber la parfaite organisation de sa journée.

Tout en tirant d’un coup sec les poignées de sa chemise soigneusement amidonnée, il fit signe au majordome de servir deux tasses d’une collation qui attendait sur une desserte, puis lui signifia qu’il pouvait disposer. Comme à son habitude, il s’assit et régla avec précision la position de chaque tasse, et de chaque cuillère sur le plateau. Alors qu’il retrouvait peu à peu son calme et se laissait aller à ses pensées, il reconnut le pas précipité de son secrétaire dans l’escalier. Il pouvait l’entendre reprendre son souffle derrière la porte.

« Monsieur …

— Asseyez-vous Ebersberg. Mes journaux, ordonna-t-il sèchement.

—Veuillez excuser mon retard Monsieur. Madame von Luchsenstein m’a retenu dans le hall d’entrée pour connaître l’organisation des leçons la semaine prochaine.

—Très bien. Je suppose qu’elle souhaitait aussi s’enquérir des progrès de votre jeune élève : entraînez-le au calcul mental, cela aiguisera son esprit. Von Hartl hésita, ses yeux se troublèrent imperceptiblement. Elizabeth? Si matinale? »

C’était inhabituel de la part de son épouse. Peut-être était-elle allée à l’église. Joseph Ebersberg ne répondit pas, la question ne semblait pas lui être adressée. Mais plus tard dans la journée, von Hartl interrogea discrètement plusieurs domestiques à ce sujet.

Joseph Hartl, Edler von Luchsenstein (bien qu’il choisit d’être appelé von Hartl) avait toujours plusieurs coups d’avance grâce à ses samedis: alors que d’autres auraient prévu des sorties, des soirées ou des spectacles, il mettait cette journée à profit pour méthodiquement passer en revue ses affaires en cours et anticiper celles à venir.

Ebersberg, commença par lui rapporter quelques rumeurs, ou de brefs échanges surpris ça et là. Von Hartl accueillit ces informations avec intérêt, mais sans les commenter. Il venait de s’emparer du Wiener Zeitung, le principal quotidien de Vienne.

L’arrivée deux jours auparavant de l’Archiduc Rudolph, Archevêque d’Olomouc était en première page. Bien entendu, von Hartl avait été parmi les premiers informés dès qu’avaient commencé en urgence les préparatifs de la résidence devant accueillir l’archevêque à Vienne. A la perspective de cette visite imminente, il avait même reporté un voyage d’affaires dans la région de Styrie, dans le sud de l’Autriche. Mais il s’agaça en feuilletant les pages suivantes. A l’évidence, le journal n’avait pas grand-chose à raconter. On pouvait déjà sentir la torpeur de l’été s’installer.

Tout en poursuivant sa revue de presse, il demanda à Ebersberg de lui faire un rapport détaillé des changements de règlements douaniers annoncés par le roi de Bavière. Plus tôt en cette année 1822 les russes avaient également mis en place une série de mesures visant à protéger leurs industries. Il devait étudier comment en tirer le meilleur parti pour le marché autrichien, et pour lui-même.

Cherchant à attirer l’attention de von Hartl, le secrétaire se hasarda à donner des nouvelles d’Egypte. Une source fiable lui avait rapporté que Mehmet Ali commençait à renforcer sa flotte militaire. Mais von Hartl n’y prêta aucune attention. Comme si ces nouvelles étaient moins importantes depuis la mort de Napoléon Bonaparte l’année précédente ? Il se montra beaucoup plus disert et intéressé par le récent décès de Son Altesse Royale Albert von Sachsen-Teschen et sur le devenir de son extraordinaire collection d’art et de gravures.

Alors que von Hartl citait plusieurs pièces de cette collection, Ebersberg griffonnait quelques notes pour masquer sa déception.

« Laissez donc Ebersberg ! Déchirez ceci immédiatement ! » Cette brutale injonction fit sursauter Ebersberg qui en pâlit. « Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos des traces écrites ! Entraînez-vous à retenir ces informations. »

Un lourd silence s’ensuivit.

Joseph S. Ebersberg avait alterné plusieurs postes en tant que précepteur dans des familles fortunées, puis il avait obtenu un poste de clerc dans une banque où il n’était resté que deux mois. Observer les riches et puissants gérer leurs affaires au quotidien lui avait donné l’ambition d’évoluer dans ce milieu. Il démarra alors une affaire privée, négociant de petites sommes, des billets de change ou des pierres précieuses, et proposant toute sorte de services. Son zèle et ses talents furent rapidement repérés par Joseph Hartl von Luchsenstein qui lui proposa de l’employer en tant que secrétaire particulier et professeur pour son petit-fils, juste au bon moment.

Après la lecture des nouvelles, les deux hommes passèrent à l’analyse des rapports financiers, leur activité de prédilection. Le secrétaire présenta alors fièrement un document quotidiennement mis à jour, sur lequel il lui arrivait même de travailler tard dans la nuit. Il s’agissait d’une analyse détaillée des affaires personnelles de von Hartl et de plusieurs autres fonds sous sa supervision. Ce dernier s’empara du document avec une pointe d’irritation: qu’avait-il dit quelques secondes auparavant ? Mais la satisfaction de contempler l’augmentation des chiffres, résultats de son génie, lui permit de retrouver son calme.

« Il ne reste que huit jours avant la fin du trimestre, vous devrez commencer à transférer des fonds dès lundi, dit-il. Vous appliquerez les pourcentages habituels et bien sûr respecterez les modalités de distribution. Il sera inutile de faire un rapport avant la trêve estivale, nous éviterons de noyer les membres du comité sous les détails et expédierons les affaires courantes rapidement cette fois. Je ne crois pas avoir à répondre à d’autres questions que celles d’usage de nos plus anciens membres, une pure formalité. Est-ce clair ? »

Il poursuivit. « Et concernant le Fond de Soutien pour les Invalides de Guerre, avez-vous terminé la rédaction de l’amendement des statuts dont nous avons discuté hier ? Je souhaite le présenter au vote et j’aurai suffisamment de membres pour m’appuyer d’ici jeudi. Mais je dois réviser le texte demain matin pour en avoir la version définitive mardi, et les copies imprimées mercredi pour chacun des membres ».

Les affaires reprenaient le dessus.

Après un léger coup frappé à la porte le majordome entra sans hésitation, informant que plusieurs caisses de champagne venaient d’être livrées. Il remit également un pli au cachet de cire imposant, bien connu de von Luchsenstein, qui l’ouvrit sans attendre et jeta un bref coup d’oeil à son contenu. Il se retourna vers Ebersberg qui eut l’impression que son employeur, pensif, ne le regardait pas vraiment.

« Monsieur, osa-t-il enfin, nous avons une requête de Herr Steiner qui souhaiterait vous rencontrer le plus rapidement possible au sujet des droits de publication du Théâtre de la Cour. »

Ce nom suffit à attirer à nouveau l’attention de von Hartl.  Sigmund Anton Steiner et lui se connaissaient depuis longtemps. Leur histoire commune avait débuté il y a plus de vingt ans, lorsque Steiner était lui-même secrétaire particulier de von Hartl. Celui-ci n’avait pas hésité à quitter son emploi et son petit salaire au service d’un cabinet d’avocats pour rentrer dans le sillage de von Hartl. En vingt ans, il était devenu un homme puissant à Vienne : président et trésorier de la Corporation des Libraires et des Imprimeurs, il possédait une maison d’édition spécialisée dans les partitions musicales et avait également quelques intérêts dans l’immobilier. Le jeune Ebersberg ne put s’empêcher de se laisser aller à rêver au même avenir que son prédécesseur.

« Dites-à Anton que je le recevrai ce soir après huit heures dans mes appartements privés. »

Puis alors qu’Ebersberg et von Hartl s’occupaient de l’agenda de la semaine suivante et des divers documents à préparer pour le conseil d’administration de la Banque Nationale, ils furent interrompus par l’irruption d’un homme d’une quarantaine d’année, aux traits lourds malgré un visage allongé, avec de grands yeux bleu-gris lui donnant un regard jeune et franc, et qui avait l’air de bien connaître les lieux.

« Kuffner. »

La voix de von Hartl était posée, mais on pouvait deviner une certaine tension. Ou peut-être était-ce autre chose ? Dans les murs de son palais il pouvait faire fi de ses précautions habituelles et il semblait réellement mécontent. Le nouveau venu, très agité, en avait oublié la bienséance et le respect dû à une personnalité telle que von Hartl.

« Pourquoi était-ce nécessaire ? cria-t-il. Ils vont croire que j’y suis pour quelque chose. Cela devient trop compliqué. Ce n’est … » Von Hartl le coupa net et l’empoignant d’une main par une épaule, le força à s’asseoir. De l’autre main, il intima l’ordre à Ebersberg de sortir de la pièce.

« Christoph, calmez-vous, vous n’êtes pas en état. Puis il ajouta froidement: c’est extrêmement dommage en effet, mais ce sont des choses qui arrivent. Et surtout n’ayez pas la mauvaise idée de vous répandre, ou vous seriez impliqué jusqu’au cou. Jusqu’au cou vous m’entendez ? Vous savez ce qui pourrait arriver. Alors pour votre sécurité, taisez-vous. » Christoph Kuffner fixa von Hartl en cherchant un moyen de répliquer mais le regard que lui jeta le vieil homme le glaça jusqu’aux os.

« Considérez que c’est la volonté de Dieu, sa justice sert d’exemple. Von Hartl continua. Je vous conseille de rester dans vos livres et de profiter de vos privilèges. Il y a de nombreux jeunes auteurs talentueux que vous pouvez maintenir dans le droit chemin. La censure a besoin de votre implication et de votre oeil aiguisé. C’est une tâche gratifiante. Votre bonne carrière littéraire vous autorise des ambitions. Je sais que vous ne nous décevrez pas.

Et Christoph, pensez à votre père, poursuivit-il. Même si vous ne voulez pas vous souvenir qui il était et que son nom soit associé au votre, j’ai le sentiment que malgré ce triste événement, nous allons enfin pouvoir clore le passé. » Ce dernier commentaire résonna dans l’esprit de Christoph Kuffner comme une menace.

Voulant reprendre en main cette matinée beaucoup trop tumultueuse à son goût, von Hartl décida qu’il devait rassurer son secrétaire et consolider leur confiance mutuelle en lui consacrant plus de temps que prévu. Il s’entretint également avec son majordome.

Plus tard, après un repas léger et solitaire, il entreprit une série de rendez-vous importants, sans lien avec les événements précédents.

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